CHAPITRE VII
Je n’avais jamais pensé à ça ! Evidemment, nos interventions dans le passé ne restaient pas inaperçues. Mais l’évolution des Vahussis était si lente que je n’avais jamais imaginé qu’il pourrait rester une trace tangible de notre passage. Quel con !
La voix de Kori s’élève, à côté :
— Mitja, le sculpteur, a bien rendu vos traits…, n’est-ce pas, Cal ?
Cal… Elle m’avait dit qu’elle m’appellerait Cal plus tard…
Mes yeux tombent sur le socle de la statue et je lis l’inscription : « Chak le Grand et son ami Cal de Ter. »
Fou. C’est complètement fou ! Mon cerveau cherche désespérément une échappatoire. Une explication assez plausible… Mais je ne trouve rien et je suis désespéré. L’impression d’être acculé. Au bout du chemin. Que ma vie se termine ici… Il ne faut pas, il ne…
— Cal… je vous en prie.
Kori a posé une main sur mon bras. Douce, consolatrice.
Ça ne fait qu’augmenter mon désespoir.
— S’il vous plaît, Cal… pour moi !
C’est sa voix, basse et pourtant si forte, avec une étonnante vibration, qui me tire de là. Je tourne les yeux vers elle, m’arrachant à la fascination de la statue.
— Cal, je ne voulais pas vous faire de mal… Je vous le jure. Surtout pas.
Ses yeux sont tellement lumineux. Il doit y avoir des larmes.
— Je n’aurais pas dû… mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Je SAVAIS, vous comprenez ? Et c’est… tellement prodigieux… je ne pouvais pas faire autrement. Toute ma vie d’adulte a tourné autour de ces mystères que j’avais découverts. Moi… une gamine. J’avais mis le doigt sur quelque chose de fantastique. J’étais sûre d’avoir raison. Mais je ne pouvais pas le prouver. Vous comprenez ?
L’évidence me saute à la figure. Il n’est plus possible de feindre. De nier. Tout ce que j’avais craint risque de se produire. Un cerveau humain ne peut pas résister à la certitude matérielle d’un fait comme ça. Des hommes qui reviennent, d’époque en époque.
Le fait, imaginé, est acceptable par un cerveau mais sa preuve est trop… comment dire, démesurée, trop inhumaine justement. Les conséquences bouleversent tant de choses. J’ai toujours été persuadé qu’un Vahussi apprenant qui nous étions y laisserait finalement sa raison, son équilibre.
Forcément. Après avoir admis notre existence, il devait se demander comment c’était possible, pratiquement. Et, de là, enchaîner sur des suites logiques tellement en avance que ses certitudes de la vie, de l’existence étaient totalement bouleversées. Et chaque individu a besoin de ses certitudes pour appuyer son équilibre. Qu’on les lui enlève et il devient fou… Alors j’ai peur, j’ai horriblement peur pour cette jeune fille !
Et puis je considère ça comme l’échec de ma vie.
— Je vous en supplie, dites-moi que vous ne m’en voulez pas.
Sa main a pris la mienne et la serre très fort.
— Je crois qu’il vaut mieux rentrer chez vous, je fais d’une voix un peu rauque. Dans d’autres circonstances, votre… certitude n’aurait pas été trop grave pour vous. Aujourd’hui c’est différent. J’espère seulement que votre père a su vous emplir le cerveau, vous donner les armes du raisonnement.
Elle a l’air étonné.
— Sinon vous y laisserez votre santé mentale, je continue.
— Oh ! Nous en avons souvent parlé avec mon père. Je crois qu’il est convaincu… théoriquement, depuis quelque temps. Mais lui aussi a pensé aux conséquences. C’est drôle que vous ayez la même réaction, vous et lui, à mon propos…
Elle s’interrompt, le visage grave.
— … Il est vrai que vous pourriez être mon… ancêtre. Je n’avais jamais pensé à cela.
C’est l’un des détails qui peuvent ébranler un cerveau !
— Ce n’est pas le cas, rassurez-vous, je réponds vivement.
— Pourtant, Néla…
Décidément elle en sait, des choses. Il est vrai qu’elle est historienne. Néla était une femme, combattant avec Chak. Elle et moi…
— … Vous l’avez aimée ?
Pourquoi est-ce qu’il me semble découvrir de la détresse dans son interrogation.
— Elle n’a pas eu d’enfant de moi, j’élude. J’en suis certain.
Elle se tait un moment, continuant à marcher, puis lâche soudain, le visage vaguement ironique :
— De toute façon, ça ne me gênerait pas. Mon père dit toujours que je n’ai aucune moralité !
Elle a terminé en riant. Et c’est la première fois que je la vois ainsi. C’est un personnage totalement différent que je découvre. Le rire lui éclaire le visage tout entier, le transforme, l’embellit formidablement.
Je remarque seulement maintenant combien elle a un visage régulier, sans aucune ride, sans marque, lisse, doux. Et son sourire laisse apparaître de petites dents tellement régulières et parfaitement blanches qu’on les croirait fausses… Complètement idiot ce qui me traverse l’esprit !
Sa voiture. On grimpe et je repère Lou, un peu plus loin. J’ai une hésitation, je suppose qu’il a vu la statue. Il doit comprendre ce qui se passe. Inutile de l’appeler.
Le retour s’effectue sans que je ne m’en rende compte. Kori parle beaucoup. De ses études, des difficultés qu’elle a rencontrées pour réunir des documents sur nos voyages. Apparemment elle n’en connaît que quelques-uns.
Son père est toujours dans la même pièce quand on rentre. Je m’immobilise sur le seuil. Il a allumé des lampes et nous nous regardons en silence sans faire un geste. Comment va-t-il réagir, lui, devant une situation qui a tellement changé ? Il y a un monde entre une conviction et sa preuve…
Aucun de nous deux ne veut rompre le silence. Les premiers mots seront graves. C’est Kori qui nous aide et trouve le biais.
— Vous allez dîner avec nous, Cal. Je vais m’en occuper et je reviens. Ne dites rien de passionnant pendant mon absence, je vous en voudrais terriblement. N’oubliez pas que je vous ai découvert, vous m’appartenez !
Son père sourit vaguement et se rassied. Je traverse la pièce pour venir m’asseoir devant lui.
— Comment faut-il vous appeler, maintenant ? il commence d’une voix pas très assurée.
— Cal, je fais, Cal Reter. Je pense que c’est préférable.
— Oui. Vous avez raison. Il y a tout de même quelques personnes assez cultivées pour se souvenir… de l’autre nom.
Il n’a pas l’aisance de sa fille. Je suppose qu’il est davantage frappé de ce qui nous arrive. En réalité, il est en train de prendre le chemin que je redoutais. Alors je fonce. Il faut rétablir ses ancrages, ce qui a soutenu sa vie.
— Des frères ?
— Oui… certainement. Mais pour eux ce n’est pas grave. Nous avons l’habitude du secret. Nous avons plusieurs millénaires d’expériences dans ce domaine. En outre cette découverte les passionnerait. Retrouver LE Grand Maître… Je me sens presque ridicule, maintenant que vous êtes là.
Je secoue les mains.
— Oh non ! Vous êtes le Grand Maître des Bâtisseurs de cette époque et personne n’est davantage à sa place. Je suppose que la désignation d’un Grand Maître est toujours aussi difficile ?
— Difficile, je ne sais pas. Longue, délicate, ça oui. Je n’ai participé qu’à une désignation. Celle où j’ai été élu. À chaque vote je proposais un frère Maître d’Atelier qui réunissait moins de voix à chaque tour de scrutin. Vous savez qu’ils sont secrets. Les trois grands juges dépouillent les votes et ne donnent aucun nom jusqu’à ce que la majorité des deux tiers soit atteinte. À ce moment-là seulement nous connaissons le nom de celui qui nous a paru le plus apte à guider la Fraternité. Tout cela est très long. Souvent plusieurs jours puisque nous devons parler deux heures entre nous avant de refaire un vote. En ce qui me concerne, il a fallu huit jours ! Et lorsque mon nom a été annoncé j’ai été pétrifié. Jamais je n’avais imaginé pouvoir figurer sur un bulletin de vote. Il y avait tant de Maîtres plus compétents que moi. Etait-ce ainsi à votre époque ?
Il a posé la question naturellement et paraît plus curieux qu’impressionné. J’ai le sentiment qu’il a surmonté la situation. Au fond, c’est peut-être possible. Les Grands Maîtres sont des cerveaux exceptionnels.
— Chaque Grand Maître a conservé et enrichi la tradition, je fais, prudemment quand même.
— Oui, bien sûr… À quand remonte votre intervention ?
— Les archives de la Fraternité n’ont pas laissé de traces de tout ça ?
— De traces véritables, non. Vous savez, il a fallu souvent fuir… On a souvent soupçonné notre existence mais jamais rien découvert.
— Eh bien… j’ai seulement été le premier guide. Il… il y avait à l’époque des hommes d’une exceptionnelle valeur morale. Ce sont eux qui ont tout créé, ou presque.
Il sourit tranquillement.
— Vous voulez me ménager, ce n’est pas nécessaire, je m’étais préparé à cette éventualité depuis que les travaux de Kori avaient atteint un stade où l’erreur paraissait improbable. Elle… elle a réussi une tâche magnifique, vous savez ? Personne n’avait jamais soupçonné des faits semblables dans notre histoire. Nous lui devrons tout.
Pour l’instant, il a l’air d’assimiler la situation correctement et je me détends un peu.
— Nous pourrons dîner dans quelques minutes, dit Kori d’une voix gaie, en revenant dans la pièce et en s’asseyant en face de moi. Vous verrez, Cal, que je peux être aussi une femme très convenable.
Je la regarde avec un sérieux ostensible.
— Kori…
Je laisse un temps pour souligner mes paroles.
— … Je suis sûr que vous êtes parfaite.
Un silence puis son père éclate de rire. Il rit avec les épaules, cet homme, il les secoue en les remontant ! Mon père riait comme ça, sur Terre autrefois.
Kori commence par rougir puis se met doucement à rire également et finalement on est tous les trois hilares. La réaction, sans doute.
Pendant le repas, qu’on prend dans une belle salle au plafond haut, la conversation roule sur tout et sur rien. À la fin seulement, alors que Kori a voulu absolument nous servir elle-même, son père revient à nos affaires.
— J’ai envoyé des messages. Vous pourrez partir demain soir. Cela me paraît plus prudent. On vous fabrique une identité, un passé, avec beaucoup de soin, Cal. Vous permettez que je vous appelle Cal ?
Je souris. Il continue :
— Le grand problème concerne Tava.
— Oui… Giuse ne lui dira rien. Du moins de notre passé. Mais je suis de plus en plus persuadé que notre installation dans la presqu’île du sud est nécessaire.
— Combien de temps… pensez-vous rester ? demande soudain Kori.
Cette fois on replonge au cœur du problème. De toute façon il fallait bien y venir, je m’y attendais. Je regarde la jeune fille dans les yeux.
— Je ne sais pas. Cette fois tout est différent. Nous ne voulions pas vraiment intervenir dans cette époque. C’est un… disons un incident extérieur qui nous a amenés ici. Et il se trouve que nous y sommes bloqués.
— Votre machine… est en panne ?
Son regard est toujours clair, aucun signe de trouble. La situation a l’air de lui paraître naturelle. Forcément, elle a bien dû réfléchir aux moyens dont on disposait pour débarquer comme ça. À cette époque, la notion de machine est suffisamment développée pour en imaginer une capable de nous transporter.
— Pas exactement en panne, non…
J’hésite et le professeur intervient.
— Vous pouvez parler. Nous avons souvent évoqué cette situation. Nous nous y sommes préparés en quelque sorte. Et ce qui nous domine, maintenant, c’est beaucoup plus la curiosité que la crainte de l’inconnu. N’oubliez pas que nous connaissions votre visage. C’était important de raisonner sur du concret et non dans l’absolu. Nous avons l’impression de vous avoir longtemps attendu. Et aujourd’hui vous voilà, comme un parent enfin découvert.
Quel pot d’être tombé sur un professeur de philosophie ! Son mental est certainement le plus apte à supporter le choc de ce qu’on représente. Et sa fille est probablement dans le même cas, avec en plus un enthousiasme, celui de la réussite personnelle.
— D’accord, je commence. J’ai toujours espéré que cette conversation n’aurait jamais lieu…
Je secoue la tête, songeur.
— … Et en même temps je crois que je la souhaitais inconsciemment. La solitude est tellement pesante.
— Mais vous n’êtes pas seul, coupe Kori. Il y a votre cousin Giuse.
— Oui, enfin il n’est pas mon cousin comme je l’ai toujours prétendu, mais un ami d’enfance qui m’est très cher.
— Et puis il y a vos hommes ?
— Non… enfin nous parlerons de ça une autre fois. Quoi qu’il en soit, nous sommes très seuls.
— Mais où vivez-vous ? Il y a bien du monde… chez vous ?
— Non, Kori. Il n’y a personne. En fait… nous dormons.
Elle ouvre des yeux immenses. Qu’avait-elle imaginé ?
— Comment cela, vous dormez ? Tout le temps ? Vous êtes immortel ?
— Non, je fais en riant, ça non. Nous vieillissons comme tout le monde. Mais nous dormons entre chaque… intervention sur Vaha.
J’ai lâché le nom de la planète volontairement pour franchir un stade ; parler en terme de planète, c’est les amener doucement à la notion d’espace.
— Comment pouvez-vous dormir et ne pas vieillir ?
— C’est un sommeil spécial. Une machine nous fait dormir et, pendant ce temps, nous ne vieillissons plus.
— Et vous pouvez vous réveiller ?
— La machine nous réveille.
— Elle doit être très compliquée !
— Très, je souris. Tout est très compliqué.
— Et où se trouve-t-elle ?
Là on est au cœur du problème, parce qu’on arrive sur du concret et c’est là que le décalage entre leur vie et ce que je leur révèle risque de les traumatiser le plus. Mais je ne peux plus hésiter.
— Quelque part dans le ciel.
Elle fait la moue et se tourne vers son père.
— C’est toi qui avais raison… Bravo.
Cette fois ils m’ont bluffé ! Ils prennent ça comme si tout était plus ou moins naturel.
— Mon père et moi étions divisés sur l’endroit d’où vous veniez, à chaque apparition. Je pensais que vous étiez cachés quelque part sur le continent. Mon père, lui, imaginait que vous étiez dans le ciel. Enfin plus loin encore.
« Plus loin encore »… d’ici à ce qu’ils me disent tranquillement…
— J’ai toujours été frappé par les écrits de Majovre. Vous ne le connaissez peut-être pas ? C’est un philosophe du milieu de notre siècle qui a affirmé que nous n’étions pas seuls dans l’Univers. C’était pour lui une impossibilité…
Au fond, j’ai tort de penser que le choc serait insupportable.
— … C’est une théorie qui me semble très logique, et mathématique à la fois.
Et bang, le choc, c’est moi qui le prends. Mon raisonnement était faux. Au fil de leur évolution, les Vahussis devaient bien en arriver un jour à réfléchir à la notion d’univers. Et une théorie pouvait naître sans perturber des esprits en avance ou simplement intelligents.
Mais il y a un monde entre la théorie et la démonstration pratique. Kori et son père peuvent admettre qu’il existe d’autres hommes, ailleurs, que nous soyons de ceux-là, ça ne les heurte pas parce que nous sommes mêlés à l’histoire de Vaha. On est finalement comme eux. Ils gomment une partie de ce que tout cela implique. Et mes explications sont très simples. Mais que j’en arrive à du concret, à l’espace je veux dire, et c’est là que tout risque de lâcher. Finalement tout ce que je pourrai leur apprendre avant ce moment-là peut atténuer le bouleversement…
Dieux… quelles conneries je suis en train de penser ! L’espace ! J’avais complètement oubliés les Loys, là-haut, qui attendent en embuscade. Au fond, il y a des chances pour que ni Kori ni son père n’aient à craindre quoi que ce soit de traumatisant…
Du coup, je regarde avec de nouveaux yeux ceux qui m’entourent. Et je m’aperçois qu’ils sont silencieux, me dévisageant avec curiosité.
— Pardonnez-moi, je… enfin je réfléchissais. Je suis désolé d’être aussi incorrect.
— Comme nous disons par ici, comme j’aurais aimé être dans votre tête, fait le professeur avec un petit sourire. Des soucis ?
Pourquoi pas leur en parler dès maintenant ?
— Oui… Il se peut que nous ne puissions pas repartir avant longtemps.
— Des années ? demande Kori avec je ne sais quoi dans la voix.
— Peut-être des années… peut-être toujours, je ne sais pas.
— Des ennuis avec votre machine ? dit le professeur.
— C’est cela. Elle est détruite.
Cette fois les yeux de Kori brillent.
— Alors vous ne pouvez absolument plus repartir.
— Pas exactement. Mais tout est très compliqué.
— De toute manière, vous devez envisager de vous installer définitivement ici ?
Elle a l’art de tout simplifier.
— Pour l’instant, oui. Du moins sur ce continent, certainement pas à Pikarov.
— Donc ce projet concernant la presqu’île… vous en seriez ?
— Oui.
— Alors, père, il faut que la Fraternité mette tout au point très vite. J’ai hâte de partir !
— Mais… vous n’avez pas de raison précise de partir, je fais. Vous n’êtes pas recherchée, vous…
— Il y a huit ans que je vis avec vous, ne comptez pas que je vous lâche maintenant.
Elle s’aperçoit brusquement de ce qu’elle vient de dire et rougit brutalement… Elle est adorable, comme ça, et je souris. Elle en devient tomate et se lève pour aller au buffet, pendant que son père s’amuse franchement. Puis il dit sérieux :
— Vous songez vraiment à transporter une population dans cette région inhabitée, dure d’après ce qu’on en sait, où la vie doit être terrible ? Comment nourrirez-vous ces gens ?
— Une population, il ne faut pas exagérer. D’après ce que vous m’avez dit, il y a de trois à quatre mille pacifistes vraiment recherchés. Ce sont eux qui formeront la première population. En outre, il faudra s’installer au bord de la mer qui fournira de quoi subsister. Il y a aussi l’arbre à pain. On le cultive toujours ?
— Oh oui, mais la farine des fruits n’est tout de même pas fameuse. On ne s’en sert plus guère aujourd’hui que pour nourrir les animaux.
— Autrefois elle était la base de l’alimentation et elle a produit de belles générations de Vahussis.
— Vous avez connu cela ?
Kori a l’air fascinée et elle a posé sa main sur la mienne.
— Oui.
— Vous avez tant de choses à me raconter !
— D’après la tournure des choses il y aura tout le temps pour ça.
Je ne me suis pas étonné de la décision de la jeune fille, sans qu’elle ait consulté son père. Sur Vaha les mœurs sont particulières. C’est l’une des choses qui m’avait séduit la première fois. Un enfant, par exemple, choisit lui-même celui de ses parents avec qui il veut vivre. En tout cas dès qu’il marche et parle. Car les séparations entre les couples sont fréquentes. Les amours passent, d’autres se nouent, les enfants n’en sont jamais victimes, habitués à se choisir une mère ou un père qui n’est parfois pas le leur mais avec qui ils se sentent bien. Et, dans un nouveau couple, aucun « choisi » ne songerait à trahir cette confiance.
— Vous ne voulez pas venir, professeur ?
— Non. J’ai des devoirs envers la Fraternité. En tout cas pas au début. Vous devez savoir que tous les pacifiques que vous emmènerez ne seront pas des Frères, loin s’en faut. En général, ils ont assez de sang-froid pour ne pas se faire remarquer des autorités.
— C’est très bien. Nous reformerons des Ateliers avec ceux qui seront là. Mais j’aimerais que si des Frères étaient volontaires on les autorise à se joindre à nous.
— C’est évident. Maintenant, dites-moi comment vous envisagez d’emmener des milliers de personnes sur des milliers de kilomètres sans que les autorités des pays traversés ne s’étonnent.
— Vous m’avez dit que la presqu’île n’est pas véritablement revendiquée par aucun pays confédéré, n’est-ce pas ?
— Aucun.
— Donc, sur place, nous ne devrions pas rencontrer d’adversaires.
— D’adversaires, je ne sais pas, mais il n’y a pratiquement pas d’habitants, pas organisés de toute manière.
Ce qui m’a, dès le début, intéressé dans cette région c’est sa taille : six cents kilomètres de long sur deux cents en moyenne de largeur, mais surtout la chaîne de montagnes qui la barre, à sa base. Ce qui veut dire que pour s’y rendre il faut être sacrement motivé. Aucune vallée n’y donne puisqu’elles sont toutes est-ouest alors qu’il faut marcher franc sud !
Ça veut dire aussi qu’un envahisseur, venu forcément du nord, s’opposerait à des difficultés immenses. Pas moyen, par exemple, de faire passer des chariots lourds ou des canons. Sans antlis, oui, c’est vrai.
Je reviens à sa première objection.
— La meilleure solution consisterait à partir en bateau. Plusieurs bâtiments, évidemment. Avez-vous des capitaines parmi les Frères ?
— Certainement quelques-uns, je suppose, oui. Surpris, le professeur.
— Ce système aurait l’avantage de fixer plusieurs lieux de rendez-vous aux volontaires. En outre il permettrait d’emmener du matériel de première nécessité et des animaux. Reste le problème de l’achat des navires.
— Acheter ! Mais… Enfin la Fraternité a de l’argent, mais acheter des navires…
— Dans ce cas nous ferons payer les navires par les armées, ça me paraît juste.
Tout devient clair, pour moi. Je ressens même cette vieille excitation avant de me lancer dans un grand projet.
— Je vous avoue que je ne comprends pas.
— Il s’agira de quelque chose que je réaliserai avec mes amis. Quelque chose qui demande une petite entorse à la morale et je ne veux pas en charger la Fraternité. Je pillerai les paies d’autant d’armées qu’il le faudra !
Cette fois il est dépassé, le professeur.
— Et pour qu’aucun soupçon ne naisse nous achèterons les navires avant les attaques, les paiements se faisant deux ou trois jours après. Ainsi, avec les distances, personne ne pourra matériellement soupçonner les armateurs de la nouvelle compagnie, il faudra bien en fonder une, chargée de négocier avec l’archipel, par exemple.
— Magnifique ! C’est magnifique, père.
Le professeur se lève et va chercher la grande carte qu’on a étudiée cet après-midi.
— Et que ferez-vous des navires, ensuite ?
— Ils appartiendront à la nouvelle nation, iront chercher de nouveaux émigrants, apporteront du matériel, acheté dans l’archipel, etc.
— Je ne sais si nous trouverons assez de capitaines pour autant de navires… il en faudrait au moins huit.
— Au besoin nous en commanderons nous-mêmes.
— Vous saurez ?… Oui, je suis naïf, évidemment. Diriger un navire comparé à votre machine, dans le ciel !
— Il y aura seulement un problème de documents, brevets d’officier et autres.
Il a un geste de la main pour montrer qu’il n’y a aucun problème de ce côté.
— Pouvez-vous lancer les différentes opérations rapidement ?
Il laisse passer un temps comme s’il voulait retarder encore un peu le début de cette tâche, certainement fabuleuse pour lui.
Puis il hoche la tête.
— Je convoque dès demain un atelier extraordinaire des Maîtres de la région et j’envoie des messages, dans tout le continent, à ceux qui ne pourront être là. Les Maîtres d’Atelier commenceront, sur place, à étudier la part qui leur reviendra. Ils peuvent, très vite, préparer le départ vers la côte des « pacifiques » qu’ils cachent.
— Vous devrez veiller à une chose, professeur, c’est qu’il y ait un nombre harmonieux de femmes et d’hommes, sinon nous auront des problèmes graves là-bas.
Je vois à ses yeux qu’il n’y avait pas pensé.
— Quant à nous, je reprends, il vaut mieux que nous disparaissions rapidement de Pikarov. D’autant que nous aurons besoin d’un maximum de renseignements sur les transferts d’argent des armées, pour attaquer. Je voudrais qu’on s’intéresse exclusivement aux transferts qui se font dans une région possédant un grand fleuve. De même pour nos caches, si vous nous trouvez quelque chose le long d’un fleuve ou d’un lac, ce serait l’idéal.
— Pour fuir ?
Une petite maligne, Kori !
— Pour fuir, oui. Je ne me bats que lorsqu’il n’y a plus d’autre solution.
Elle devient plus grave et m’adresse un sourire un peu forcé.
*
— Inutile de te demander si tu lui fais confiance ? Ça l’a saisi, le père Giuse. Pris à froid. On est dans sa chambre chez les Tobor, les parents de Para.
— Il n’avait aucun intérêt à me raconter qu’on était identifiés.
— Ouais, bien sûr.
— J’ai fait envoyer un message au père de Tava. Il sera codé par les Frères pour être acheminé sans crainte et je l’ai identifié par un rappel technique aéronautique. Il saura que ça vient forcément de nous. Maintenant, pour Tava, c’est à toi de voir.
Il relève vivement la tête.
— Tu as tout pigé, hein, cap’taine, il fait en souriant gentiment.
— Je crois.
— Alors vas-y, on te fait passer un test !
Je souris à mon tour.
— Je pense que tu l’aimes. Vraiment, je veux dire. Et que tu as envie de l’emmener.
— Pas loin du mille… En fait c’est tout simple, mon vieux. Cette fois j’ai envie de faire une fin. Explique ça comme tu pourras, moi j’y ai renoncé. En tout cas je ne peux pas envisager, maintenant, de vivre sans elle. Je veux l’épouser.
— Tu sais bien que sur Vaha le mariage n’existe pas.
— Tu as très bien compris ce que je voulais dire. Bien sûr, j’ai compris. C’est même pourquoi je me mets à arpenter la chambre, allant de la fenêtre étroite qui donne sur la partie arrière du parc, jusqu’à la cheminée de l’autre côté. J’ai souvent vu Giuse amoureux, enfin souvent non, mais disons que je l’ai vu. Mais jamais comme ça. Leur comportement à tous les deux m’a souvent touché. Aucune niaiserie, tout est naturel chez eux. S’ils se touchent la main ou le bras, c’est qu’ils avaient besoin, foncièrement besoin, de ce contact. Comme nos batteries doivent être exposées au soleil direct pour se remplir. Aussi simple !
— Et… ensuite ?
— Tu veux dire si on réussit à quitter Vaha ? Oh j’y ai pensé aussi. Je reviendrai la chercher. Ne me dis pas qu’elle ne supporterait pas notre vie, je le sais… et je n’ai pas trouvé de solution. Mais je sais que je reviendrai !
Pas besoin d’en faire des kilomètres, il l’a bien compris. Il s’exprime simplement sans élever la voix.
Assis près de la porte, Lou et Siz nous regardent gravement.
Je ne veux pas envisager de perdre Giuse. Vivre seul n’est plus dans mes forces. Je ne sais pas ce que je ferai si jamais on peut quitter Vaha et forcer le blocus des enfoirés de Loys. Ce genre de situation a toujours été plus ou moins encourue. Il n’y a rien à dire pour l’instant.
— O.K., je fais. Siz, tu vas chercher Tava ?
En l’attendant, on ne dit pas un mot, chacun perdu dans ses pensées. Pas drôles, drôles.
Elle entre, charmante dans une longue robe romantique. Je comprends que Giuse en soit amoureux fou.
— Il se passe quelque chose ? elle fait tout de suite. Giuse va à elle et lui prend la main qu’il caresse doucement. Je comprends qu’il me laisse la parole.
— Nous sommes tous identifiés par les Bellis, Tava. Je l’ai appris aujourd’hui même. Tous, depuis Bénis.
Elle devient très pâle et se tourne vers Giuse.
— C’est à cause de moi, n’est-ce pas ? Oh, je suis désolée, tu sais. Je vous ai fait beaucoup de mal.
Il sourit lentement.
— Effectivement, tu nous as fait un mal considérable. Simplement moi, par exemple, à cause de toi je suis amoureux !
Elle ne sait d’abord quelle conduite adopter et me regarde, hésitante. Alors je lui souris aussi.
Elle ferme un instant les yeux et respire profondément.
— On dirait que le hasard ne veut pas qu’on se quitte, dit-elle d’un ton léger.
Pas si léger que ça, au fond…
— … De toute façon l’armée ne nous attrapera jamais. Vous êtes trop forts pour elle.
Allons bon ! C’est le jour ou quoi ?
— C’est-à-dire ? je lance tranquillement.
Elle va à une petite table qu’elle frôle du bout des doigts.
— Rien de plus qu’une sensation. Mais je ne suis pas idiote. Je vous ai observés. Il y a un mystère en vous. Rien ne paraît capable de vous inquiéter vraiment. Vous détenez une force… que je ne connais pas. C’est tout, vous voyez, je ne suis pas très habile à déchiffrer les secrets…
— Suffisamment pour deviner des choses, je réponds. Vous en connaîtrez peut-être un jour davantage, en attendant il faut nous faire confiance.
Elle se retourne vivement.
— Oh, mais j’ai confiance. Il y a bien longtemps que je me suis remise entièrement entre vos mains. Avant même que Giuse ne s’en doute !
Je me marre. Je l’aime bien, Tava.
— Il serait peut-être temps qu’on se tutoie, non ?
— Je trouve aussi, elle répond d’un petit ton faussement exaspéré.
Je sais pourquoi elle me plaît, cette fille. Sa façon de ne pas dramatiser et sa gaieté.
— Tava, je commence, on va partir. D’abord ce ne sera pas drôle, il faudra se cacher. Mais ensuite on quittera ce pays pour aller vivre ailleurs, dans une région assez rude mais où les gens seront pacifiques et où on vivra tous en paix.
— Quand tu dis « on », ça veut dire nous tous ?
— Tous, oui.
— Alors il n’y a pas de problème, comme dit Giuse, je fais mes bagages et on file.
Je ris.
— Non. Giuse fait tes bagages. Il sait mieux que toi ce que tu dois emporter. C’est-à-dire très peu de choses. J’ai fait prévenir ton père de ce qui arrivait. Il va prendre ses dispositions pour te maudire ostensiblement pour ne pas être inquiété.
Elle vient à moi, se penche et m’embrasse légèrement sur la joue. C’est tout. J’apprécie.
— Je lui aurais bien proposé de nous suivre mais je pense pas qu’il aurait accepté.
— Sûrement pas, il est trop excité avec le projet ridicule que tu lui as mis dans la tête de faire voler un véhicule.
— Pas si idiot que ça. Tu le verras sûrement un jour.
— Vraiment ? Enfin si vous êtes dans le coup tout est possible, même de voler dans le ciel, elle ajoute en se retournant rapidement, ce qui fait onduler sa robe.
Ça déclenche un truc dans ma tête. Peut-être jolis, les vêtements féminins de cette époque, mais pas commodes. Et pas question de l’inciter à porter des pantalons. Je cherche dans mes souvenirs et ça vient.
— Eh, Giuse, tu te souviens de ces jupes-culottes ?
— Quoi ?
— Mais si, ces trucs que les nanas mettaient pour faire du canasson ou je ne sais quoi.
— Ouais, je crois, et alors ?
— Joliment plus pratique que ses fringues, non ?
Il regarde longuement Tava qui fronce le sourcil.
— Adopté. Mais tu sauras faire un croquis ?
— En s’y mettant tous les deux, non ? On doit pouvoir en faire fabriquer pour toutes les passagères.
Il secoue la tête, l’air malheureux.
— Et vlan, monsieur se lance dans la mode.